POSSéDER DéPOSSéDER a reçu le prix radio 2001 de la SACD. Voici le texte de l’éloge prononcé à cette occasion.
 
ÉCOUTE SANS VOIR...
 
Drôle de vieux contentieux que l'histoire d'amour-haine entre l'écrivain dramaturge et la radio volatile, comme une histoire entre le lourd et le léger, le froid et le chaud, le réputé immortel et l'évident éphémère, un avatar de la dialectique posséder-déposséder, si j'ose dire. Car si l'auteur impose son texte à la radio, celle-ci est dépossédée de son potentiel, et si la radio engloutit le texte de l'auteur pour le dégurgiter à sa façon, tout est à craindre. Ou à espérer. Comme par hasard, l'auteur est de genre masculin, la radio forcément féminine...
 
Il y a toujours eu des auditeurs friands d'écouter le théâtre à la radio. D'ailleurs, bien avant que la radio existe, fin du 19me siècle, c'était la mode d'écouter des représentations théâtrales, en direct, et sans les voir, via le câble téléphonique. Clément Ader, l'inventeur du système, écrivait en 1886 : "Un jour viendra où, grâce à ces merveilleux appareils, chacun pourra jouir à domicile des concerts, des représentations théâtrales... sans avoir à se déranger du coin de son feu". Le président Jules Grévy et Marcel Proust comptaient parmi les abonnés de la compagnie mise sur pied par Ader. Cela s'appelait le théâtrophone.
 
L'histoire de la relation entre le théâtre et la radio a oscillé pendant des décennies entre deux figures : soit retransmission des salles théâtrales, soit production d'émissions théâtrales en studio. Le texte, lui, restait intact. La dépossession de la spécificité littéraire "ce qui est écrit, est écrit" et du direct théâtral fut possible à partir du moment où les développements techniques de la prise de son et du montage permirent de faire de la radio comme on faisait déjà du cinéma depuis longtemps - à partir des années 1950 environ. Cette fois, l'autorité du texte littéraire allait pouvoir être mise à rude épreuve par une radio prétendant devenir potentiellement "art" à part entière. Désormais le texte spécifiquement radiophonique est un script. Pierre Schaeffer écrivait : "Pas plus qu'un scénario de film, le texte d'une émission de radio ne relève de la littérature. C'est un cahier des charges, un mode d'emploi de la machine et un agencement de choses sonores." Et encore : "Un véritable auteur radiophonique se garde d'écrire : il entend et donne à entendre. Des paroles qu'il va employer, il considère d'abord le bruit qu'elles font, leur matière et leur poids de réalité : un grognement, un soupir, un silence, une façon de prononcer, le grain d'une voix importent bien plus que le texte. Et la voix humaine n'occupe pas tout l'univers sonore."
 
En 1945, Roger Richard proposa le terme audiogramme pour désigner ce type de textes écrits pour la radio, tenant compte des potentialités et caractéristiques de cette dernière. Bien que ce terme ne soit guère passé à la postérité, il visait un genre de liaison amoureuse, voire fusionnelle, entre le texte et la radio : production d'une plus-value unique pour deux véhicules de sens. Parlera-t-on de pièce radiophonique ? Certains avancent la notion de film radiophonique. Les germanophones ont l'expression Hörspiel qu'on pourrait transposer librement en "jeu d'écoute", "jeu pour l'écoute"...
 
Parfois, les médiations sont réduites au minimum. La chair touche la chair : en dépit de la chaîne micro-câble-enceintes, la chair de l'auteur et celle de l'auditeur frémissent d'une même circulation d'énergie, sens de sens. L'auteur suprêmement radiophonique du 20me siècle n'aura-t-il pas été Antonin Artaud qui reçut une seule fois une commande-radio, mais dont l'oeuvre "Pour en finir avec le jugement de Dieu", qu'il avait déclamé à la folie, tuant le micro qui l'enregistrait, fut interdit d'antenne de son vivant parce qu'il était inaudible...
 
Certes, depuis les années 80, ce genre de problématique a peu d'actualité, puisque la radio a très généralement abdiqué sa potentialité artistique pour devenir art ménager : les ondes hertziennes sont désormais marchandisées, objet de rentabilisation, et non plus objet et/ou sujet de création artistique... sinon dans les simulacres de l'annonce publicitaire ! La radio est dépossédée - non plus par le texte littéraire, mais par l'actionnaire et le marchand. Comme chacun s'en est rendu compte, le service public n'est pas épargné.
 
Restent les poches de résistance ! Et les "petits bonheurs" résultant de rencontres fructueuses entre auteur/comédiens/réalisateur radio. Incontestablement, la réalisation sonore "Posséder-Déposséder" à partir d'un texte de Linda Lewkowicz fait partie de cette rare lignée. Au niveau de l'écriture, la proposition d'une polyphonie. Un temps - ce temps de l'amour, ou ce temps de la mort - suspendu, et pourtant égréné et murmuré à la façon d'un chapelet. D'une part, un chassé-croisé (ou croisée-chassée) entre une écriture "cyprès-si près" de transports d'amour à la fois fusionnels et pourtant décalés entre le non-dit masculin et l'exhubérance féminine, entre le dessus et le dessous de la ceinture  et d'autre part une écriture plus distanciée, comme une écriture du souvenir où les grands sentiments fragmentés et l'évocation des con-textes n'arrivent pas à évacuer la meurtrissure originelle. Une vraie écriture de femme, comme elles disent, - et de femme enragée, si je peux me permettre. Et une mise en ondes passionnée qui porte, déporte et emporte cette écriture...
 
À vos oreilles !
 
Marcel Xhaufflaire, 9 avril 2002.  
 
fiction radiophonique

Une production de l’asbl Le Crayon libre, 2001, avec le soutien du Fonds d’Aide à la création radiophonique de la Communauté Française de Belgique.
Réalisation : Rahim El Âsri et Xavier Jacques
D’après un texte de Linda Lewkowicz
Prise de son, montage et mixage : Xavier Jacques (ùstudio Blue Room)

Distribution :

Véronique Binst
Roxanne de Bruyn
Sterenn Martin

Support : CD  Durée :  18’ 56”http://www.blueroom.be/shapeimage_2_link_0
« Posséder/Déposséder », de l’auteur belge Linda Lewkowicz, est l’histoire d’un couple, un homme et une femme. Une histoire d’amour et de mort. « Elle » repense à son couple qui n’est plus, ou à ce qu’il aurait pu être. On ne sait pas trop. Rêve, réalité, désir… Cyprès/Si près qu’on pourrait la toucher du doigt.
 
Le texte, assez cru de prime abord, est écrit en sensualité plus qu’en mots. Il a d’ailleurs été conçu, dès le départ, pour être écouté et non pour être lu, avec trois registres simultanés et complémentaires : l’espace de la basse continue, l’espace de la mélodie et l’espace du temps suspendu.
 
Dans le premier registre, un couple fait l’amour, au présent. Ils parlent ensemble mais ils ne se parlent pas. Ou pas toujours.
Dans le deuxième registre, une narratrice raconte une histoire passée qui revient à la mémoire de la protagoniste à la faveur sa rencontre avec l’autre. Elle apporte la profondeur des personnages.
Dans le troisième registre, une femme devant un tableau noir, la petite sœur d’Opalka, écrit des chiffres à la craie. Elle commence par « un » et ne s’arrête pas jusqu’à la fin de la séquence.
 
Forme
 
Construite en noeuds et en déliés, en superpositions et juxtapositions, la réalisation reflète le texte dans ses intentions. Son temps et son rythme sont celui de l’amour, celui d’un amour. Au delà du message porté par le texte seul, la juxtaposition des textes est porteuse d’une impression, d’une sensation qui touche l’auditeur au plus profond de lui-même.